(2/7) Philosophie d'entreprise - Libre de décider ou forcé d’exécuter ? Le paradoxe du manager moderne

 


La vie d’un manager ressemble parfois à un exercice de funambule : constamment en équilibre entre des exigences stratégiques et des réalités opérationnelles, tiraillé entre l’obligation d’exécuter et le désir de faire ce qui est juste. Dans ce billet, nous allons approfondir ce paradoxe, expliquer pourquoi il est si courant dans les organisations modernes et proposer des pistes pour le vivre comme une opportunité de croissance.


Comprendre le paradoxe managérial


Dans l’imaginaire collectif, le manager est celui qui coordonne l’action, fait circuler l’information et garantit la mise en œuvre des décisions. Mais la réalité est plus nuancée. Un manager :


Reçoit des objectifs qu’il n’a pas définis : il doit traduire des orientations stratégiques en actions concrètes, même lorsque ces orientations viennent de l’extérieur et ne correspondent pas toujours à ses convictions profondes.


Applique des décisions sans avoir participé à leur élaboration : les choix stratégiques et budgétaires sont souvent arrêtés par d’autres niveaux de l’organisation, laissant peu de marge de manœuvre au manager intermédiaire.


Est responsable de résultats qu’il ne maîtrise pas complètement : un environnement complexe, des contraintes de ressources et des imprévus influencent les performances sans qu’il puisse tout contrôler.


Cette situation crée une tension permanente entre la nécessité d’obéir à des directives et celle de préserver son intégrité et celle de son équipe. Le manager devient un « atome pensant » dans un système parfois rigide — conscient et responsable mais limité par des forces extérieures. Une étude d’Ivey Business Journal sur la gestion des paradoxes souligne que l’un des défis majeurs du leadership consiste à équilibrer des tensions concurrentes qui sollicitent nos ressources, notre temps et notre énergie. La réponse n’est pas dans un choix « ou/ou », mais dans la capacité à naviguer entre deux polarités.

Les auteurs rappellent que ce type de paradoxes s’intensifie, que les leaders sont souvent classés à tort dans des camps (stratégique ou opérationnel) et qu’il est crucial de les embrasser, car ils sont souvent source d’innovation.


L’Ikigaï comme boussole intérieure


Face à ces tensions, beaucoup de managers s’épuisent à vouloir tout concilier. C’est là que le concept japonais d’Ikigaï devient pertinent. Issu de l’association des termes iki (vie) et gai (valeur), l’Ikigaï représente la « raison d’être » ou ce qui rend la vie digne d’être vécue. Selon l’article « Finding Your Ikigai in Leadership », l’Ikigaï se situe à l’intersection de quatre éléments : ce que vous aimez, ce en quoi vous êtes doué, ce dont le monde a besoin et ce pour quoi vous pouvez être rémunéré. Trouver cet équilibre procure un sentiment de satisfaction et d’alignement intérieur.


Des recherches en psychologie positive montrent que le fait de donner un sens à sa vie renforce la résilience, augmente la satisfaction et réduit le stress et la dépression. Pour un manager, travailler en cohérence avec son Ikigaï permet de dépasser la simple logique de performance et de reconnecter son action à des valeurs personnelles : pourquoi je fais ce métier ? En quoi mes talents et mes aspirations peuvent-ils servir une cause qui me dépasse ?


Concrètement, comment identifier son Ikigaï ?

Listez ce qui vous passionne (ce qui vous fait perdre la notion du temps, ce qui vous enthousiasme).

Identifiez vos compétences clés (ce que l’on reconnaît comme vos forces).

Repérez les besoins de votre organisation et de la société (les problèmes que vous aimeriez contribuer à résoudre).

Déterminez ce pour quoi vous pouvez être rémunéré (vos compétences monétisables).

L’Ikigaï se trouve dans la zone de recoupement de ces quatre domaines.

Une fois clarifié, l’Ikigaï sert de boussole : il rappelle au manager pourquoi son rôle a du sens et l’aide à résister à l’usure de la routine ou aux injonctions contradictoires.


Former et cultiver les compétences relationnelles

Trouver son Ikigaï ne suffit pas ; encore faut-il mettre en œuvre des pratiques qui réconcilient efficacité et humanité. La formation et le développement des compétences relationnelles sont essentiels :


1. Développer l’intelligence émotionnelle

Comprendre ses propres émotions et celles des autres permet d’ajuster sa communication et de prévenir les tensions. Il s’agit d’apprendre à écouter activement, à reconnaître les signaux non verbaux et à réguler ses réactions.


2. Maîtriser la communication assertive

Une communication claire et assertive aide à exprimer ses besoins sans agressivité. Elle permet au manager de faire passer des messages difficiles sans créer de conflits, en respectant la dignité de chacun.

3. Faire preuve de pédagogie et de coaching

Un manager n’est pas seulement un superviseur ; il est aussi un formateur et un coach. Accompagner ses collaborateurs dans leur progression, identifier leurs Ikigaï respectifs et les aider à développer leurs compétences renforce l’engagement.

4. Favoriser la participation et la co‑construction

Les tensions naissent souvent d’un sentiment d’imposition. Impliquer les équipes dans la définition des objectifs ou des méthodes permet de créer de l’adhésion et de distribuer la responsabilité.

Des réunions de co‑définition, des espaces d’expression et des ateliers de résolution de problèmes collectifs transforment les contraintes en opportunités.

5. Prendre soin des relations et du climat de confiance

La confiance est la monnaie du manager ; sans elle, aucune instruction ne prend racine. Cela passe par la cohérence entre les mots et les actes, la transparence sur les décisions et la reconnaissance des efforts.

Apports philosophiques : lucidité, liberté et vocation

Les philosophies anciennes et modernes peuvent guider la posture managériale.

Al‑Ghazali, théologien et philosophe musulman du XIIᵉ siècle, considère que la lucidité – le fait de voir les choses telles qu’elles sont – est la première étape vers la vérité et la sagesse. Pour un manager, cela signifie accepter de regarder les tensions, de reconnaître ses limites et de questionner ce qui semble aller de soi.

Jean‑Paul Sartre, figure de l’existentialisme, affirme que l’homme est condamné à être libre : même lorsqu’il subit des contraintes, il reste responsable de sa manière d’y réagir et de la signification qu’il donne à ses actes. Ce rappel invite le manager à assumer sa liberté intérieure, à choisir son attitude face aux décisions imposées et à inscrire ses actions dans un projet qu’il valide.

Le concept d’Ikigaï, quant à lui, propose de réconcilier utilité et vocation. Il incite à aligner passions personnelles, talents, besoins collectifs et rémunération pour donner du sens au travail. Dans une perspective managériale, cet alignement renforce la cohérence et la motivation.


Conclusion : du paradoxe à l’opportunité

Être manager aujourd’hui, c’est vivre avec des paradoxes : naviguer entre le grand dessein des dirigeants et la réalité de terrain, trouver un sens personnel tout en appliquant des directives, gérer des pressions contradictoires tout en inspirant confiance.

Ce paradoxe n’est pas un défaut, mais une composante structurelle des organisations modernes. En apprenant à l’embrasser, à lui donner du sens grâce à des repères intérieurs comme l’Ikigaï et à des compétences relationnelles solides, le manager transforme une situation potentiellement frustrante en une opportunité d’innovation, de croissance et de service.


Ainsi, loin d’être un simple exécutant ou un « rouage bien huilé », le manager peut devenir un leader lucide, capable de

 conjuguer obligation et liberté, efficacité et humanité, mission et vocation.


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